novembre 17, 2024
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Chief aTunde Adjuah, stretch musique et gymnastique collective (3/3)


Il faut passer un peu de temps à la Nouvelle-Orléans pour comprendre combien cette ville est un espace de convergence, de chocs, de culture et de contre-culture, de joies pétaradantes et colorées, mais aussi de silences froids et gris. Mieux que personne, Christian Scott – qui préfère désormais se faire appeler Chief aTunde Adjuah – réussit à exprimer cette complexité dans une oeuvre artistique passionnante et en perpétuelle mutation. Après avoir fait entrer le jazz dans une ère nouvelle avec sa trompette, il a inventé un style « étiré », qu’il a appelé stretch music dans un album manifeste sorti en 2015.

Avant de devenir chef lui-même, Chief aTunde, est né et a grandi dans la tradition des Mardi Gras Indians du 9th Ward – qui comme il le dit lui-même, « est tout sauf un quartier huppé ». Il a été initié par son grand-père et par son oncle, le saxophoniste Donald Harrison Jr, à qui l’on doit notamment le définitif album Indian Blues en duo avec Dr John, qui a embarqué son jeune neveu trompettiste en tournée alors qu’il était encore ado.

Quand aTunde est monté pour la première fois sur scène, cela faisait déjà plusieurs siècles que la trompette existait, et la Nouvelle-Orléans avait déjà enfanté Armstrong, Kermit Ruffin et des générations de Marsalis, alors le jeune prodige a non seulement réussi à inventer son propre style dans la ville des cuivres, mais il a aussi décidé de fabriquer ses propres instruments pour mieux révolutionner le son ! Chief aTunde a donc inventé quatre « trompettes » dont la siren (un cuivre hybride entre bugle, cornet et trompette). Et plus récemment, il s’est attaqué à ce qu’il appelle ses « arcs », des Ovnis qui auraient traversé les siècles et les afrofuturs en passant par la galaxie des trompette-koras et autres ngonis, avec un aller-retour perpétuel entre le cosmos ouest-africain et l’espace de New Orleans.

Parce que Chief aTunde pense que « la musique a une valeur nutritionnelle », il l’entrechoque avec à peu près tout ce qui l’anime : l’histoire et les géographies bien sûr, les arts graphiques, la photo, la politique et même le cinéma, puisque son frère jumeaux, Kiel Adrian Scott, est un réalisateur prodigieux qui lui confie la composition de toutes ses B.O. Il attire aussi d’autres talents aux géométries les plus variables autour de lui, notamment des millenials comme l’excellente flûtiste Elena Pinderhughes ou des séniors comme l’incroyable percussionniste Weedie Braimah.

PAM l’a rencontré après son concert au Festival de Jazz à La Villette 2022.

Q : Tu as changé de nom, Christian Scott est devenu Chief aTunde Adjuah ?

Oui, j’ai réalisé qu’utiliser ce nom occidental ne m’apportait rien, et qu’il était plus logique de revenir à mes racines plutôt que de continuer à être perçu uniquement comme un Américain. Je renonce à Christian Scott, ne serait-ce que parce que je veux que mes enfants et mes petits-enfants puissent savoir d’où je viens en disant mon nom !

Q : Tu ne te contentes pas d’étirer les traditions de la Nouvelle-Orléans, te voici aussi avec un nouvel instrument homemade, comment le décrire ?

Pour l’instant, je l’appelle l’arc Chief aTunde Adjuah Bow. C’est mon troisième prototype de ce genre. C’est un mélange de Donsó Ngoni, de Kamele Ngoni avec un peu l’ADN de Kora ! C’est en quelque sorte, le jumeau électrique du 21e siècle des harpes traditionnelles ouest-africaines. Ces harpes sont au cœur des racines harmoniques de ce qu’on joue en Louisiane. On entend souvent parler du jazz comme étant une musique américaine ou noire américaine, mais le jazz est avant tout africain ! Et pour moi, fabriquer ce genre d’instrument c’est clarifier toutes les querelles sur les origines, pour dire au monde entier que les traditions harmoniques d’Afrique ont bien enfanté le jazz et le blues du delta du Mississippi.

© Joachim Bertrand / Philarmonie de Paris

Q : Cet instrument est électrifié, il a un son définitivement moderne ?

Absolument ! Mon but c’était d’essayer de créer un instrument qui puisse, lorsque je le touchais, faire surgir une mémoire ancestrale avec une amplification moderne. Je suis encore en phase d’expérimentation, donc je tâtonne. Ça reste un prototype que j’essaye d’améliorer.

Q : Tu as étudié la kora ?

De très loin, car je suis juste un Américain qui s’intéresse à la culture africaine, et je n’ai pas encore eu le plaisir d’étudier avec des maîtres en Afrique. J’ai donc élaboré une méthodologie à partir de mon profond intérêt et de mon respect pour cette tradition, mais je n’ai ni l’approche ni la maîtrise comparable à celui qui a étudié avec un maître ! Des artistes comme Amadou Kouyaté ont eu la gentillesse de m’accorder de leur temps pour me montrer des choses, mais je n’en suis qu’au début. Je suis comme un bébé.

Q : L’arc semble déjà bien sonner sur une grande scène parisienne comme celle du Festival Jazz à La Villette …

Pourtant, je considère que j’en suis aux balbutiements. Je fais de tout petits pas pour explorer ce qui peut nous relier à notre passé de Louisiane à l’Afrique. A la Nouvelle-Orléans, nous baignons dans des traditions africaines, et nous avons aussi nous-mêmes des traditions très spécifiques.

Q : Quand avez-vous réalisé que vous étiez Africain ? Vous souvenez-vous d’une quelconque prise de conscience ?

J’ai grandi dans une culture qui est sans doute la plus profondément africaine d’Amérique. Dans ma famille, on est des Black Indians, et je suis moi-même devenu chef. L’Afrique palpite donc en nous chaque jour. Ce n’est pas une chose que j’intellectualise. C’est mon identité ! J’ai toujours été baigné d’expressions culturelles africaines. Quand j’étais petit, par exemple, je partais avec mon grand-père qui était chef Maroons chanter et jouait des tambours ! Mon grand-père a été l’un des premiers à intégrer des tambours africains dans le son des Maroons de la Nouvelle-Orléans. C’est la première fois qu’on entendu un djembé chez les Black Indians de la ville ! Il y a plein de photos de toute cette histoire : c’est très documenté. Mais pour lui, au niveau intime, en famille, le plus important c’était de s’assurer que ses petits-enfants comprennent bien que les traditions de Louisiane sont avant tout africaines ! Donc tout ça je n’ai pas eu besoin de l’apprendre, ni de le comprendre, c’était en moi dès la naissance ! C’était inné.

Q: Vous avez grandi dans cette tradition Black Indians, c’est ce que vous appelez « tradition Maroons » ?

Mon grand-père était chef, mon oncle (le saxophoniste Donal Harrison Jr, NDLR) aussi, et dans ma tribu, on préfère dire Maroon. On ne dit plus trop « Indian« , parce que les Africains qui se sont libérés et émancipés – ceux que l’on appelle Marons ou Cimarrons -, ont eu des relations avec des tribus dites « native ». La plupart avaient même des liens de sang car il y a eu beaucoup de mélanges. Il n’y a donc pas de différence entre Africains et Indians. Bien sûr, il y a une couche d’histoire qui a sédimenté tout ça : le Code Noir et toutes ces lois qui ont fait en sorte que les noirs et les autochtones qui avaient aussi la peau noire mais pas la même histoire se sont considérés comme étant différents. Mais c’est une vision occidentale des choses. Ça n’existait pas il y a des siècles lorsque ces cultures se sont enracinées dans le pays.

Aujourd’hui, les termes mardi gras Indian ou Black Indian sont en train d’être réappropriés par ce qu’on peut appeler la culture touristique de la Nouvelle-Orléans. C’est du « marketing » qui veut effacer l’expression africaine de notre ville ! Mais nous, nous nous considérons d’abord comme des Africains dans cet espace tribal. Quand j’étais tout petit, la tribu de mon grand-père a été la première à participer aux plus grands Pow-Wows de l’hémisphère occidental, avec des tambours rugissants et toutes sortes de tribus d’autochtones du monde entier.

Très jeune, j’ai donc été à la rencontre d’autres cultures indigènes, sans pour autant me sentir plus indian qu’africain. Pour moi, l’identité Maroon n’a rien de raciale. Pour moi, ce n’est pas un terme ethnique, c’est une énergie ! La libération est une énergie ! L’héritage des Mardi-Gras Indians ou des Black Indians à la Nouvelle-Orléans est multiple, mais l’exotisme a eu tendance à valoriser le terme « Indian » pour nous définir plus que celui d’Africain. Donc notre travail aujourd’hui, c’est de faire ressurgir ces racines africaines !

Q : Pour exister dans la lumière « en tant que Maroon », il faut aussi savoir se cacher pour se soustraire à l’oppression, cela fait aussi partie de la culture Black Indians ?

Lorsque vous voyez les chefs sortir le jour de Mardi gras face à la communauté, le symbole derrière cela c’est une révolte ouverte contre l’oppression ! Mais effectivement, ces traditions ont dû se forger dans des espaces qui n’étaient pas imprégnés d’énergies coloniales, donc réservés à des initiés ! Tout ne peut pas être révélé en public. Il faut appartenir à cette culture pour être formé ! C’est vrai dans toute culture. Moi en tant qu’homme noir, je ne vais pas débarquer en Hollande, et exiger de tout savoir sur la culture batave. Il y a toujours des barrières, et chez nous c’est pareil.

Q : Comment le Call and response de ces traditions résonne dans ta musique, qui est plutôt instrumentale ?

Le Call and response c’est fondamental dans ma musique comme dans le jazz. Il s’agit de la mémoire africaine, d’un appel et d’une réponse. Pour moi, c’est avant tout une intention, c’est ce que l’on met dans ce que j’appelle la musique stretch. Il s’agit d’un dialogue. Pour moi, la question est de savoir comment unir tout le monde. Je garde en moi cette énergie du chef qui rencontre sa tribu et qui s’adresse à elle sans micro ni ampli, et je la transporte dans un contexte moderne.

Q : Même en tournée, tu restes un chef, qui travaille son costume de Mardi gras?

Ah oui je n’arrête jamais de coudre ! Si je travaille sur une broche, je l’emmène sur la route, pas les grosses pièces car on risque de perdre des perles !! Etre chef, c’est un art de vivre.

Q : Un de tes morceaux, KKPD, fait référence à ce qui t’es arrivé un jour, quand face à la police, tu n’étais alors ni chef, ni artiste, mais un juste noir américain victime de brutalité ?

Ces histoires sont très sombres, mais hélas banales dans notre pays. Notre président Joe Biden a récemment déclaré que nous devrions plus financer la police, qui dispose pourtant de chars et d’armures en Kevlar. C’est un équipement de guerre, pas du matos pour gérer une ville ! Ils n’ont pas besoin de plus d’argent, mais plutôt d’une vraie éducation. Lorsque je me suis retrouvé au bout du flingue d’un officier pointé sur ma tempe, j’ai été traversé par un flot d’émotions parfois contradictoires et c’est tout cela que j’ai voulu traduire dans ce morceau. Ça prend du temps de faire en sorte que l’humanité prenne le pas sur les préjugés.

Q : Qu’est-ce que cela signifie être chef pour vous ?

C’est important. C’est un truc d’initié, mais la façon la plus simple de présenter ça serait de dire que le chef est le père du quartier. Il incarne cette énergie paternelle. Pour nous, l’important, c’est la relation avec l’ensemble de la communauté. Le chef est protecteur. Il veille à ce que les gens aient de la nourriture, comme le faisait mon grand-père en allant distribuer des repas. Et si quelqu’un entre chez vous, c’est le chef qui s’en occupe ! Cela ne veut pas dire que c’est un rôle genré hérité de l’ancien monde. Au contraire ! Quand je regarde ma mère, ma grand-mère ou mes tantes, elles sont plus fortes, ouvertes d’esprit, brillantes et attachantes que n’importe quel homme ! Quand je dis que le chef est un père protecteur, c’est simplement le rôle qui lui est assigné. Quand quelque chose ne va pas, il est le premier à y faire face !

Q : Et un chef doit être beau…

Oui, beau dans l’espace régalien ! Le roi d’Angleterre aussi dans sa tenue de cérémonie fait le max pour être le plus beau possible ! Mais nous, nous utilisons cette idée de beauté, de pretty Chief, pour incarner autre chose. Pour nous la beauté n’empêche pas la force, au contraire… nous n’avons donc aucun problème avec ce rapport au monde !





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