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« le plus grand inconnu jamais connu »


« J’ai toujours pensé que le rôle traditionnel des arts en Afrique de l’Ouest dans leurs communautés est celui qui correspondait le mieux à celui d’Horace Tapscott. Comme mon ami le romancier et poète nigérian Chris Abani m’a dit : “Horace est complètement africain.” » On peut croire sur parole Steve Isoardi, auteur de plusieurs livres sur Tapscott dont le séminal The Dark Tree: Jazz and Community Arts in Los Angeles (2006) et principal gardien des archives concernant ce musicien tout à fait à part dans la galaxie du jazz… 

Un héritage plus vivant que jamais

Longtemps demeuré dans l’ombre et confiné à une caste d’amateurs et de diggers, le musicien décédé le 27 février 1999 bénéficie depuis une dizaine d’années d’une remise en lumière, portée notamment par le saxophoniste star Kamasi Washington qui confiait dès 2015, lors de la sortie de son triple disque événement : « Horace Tapscott est l’illustration de ce à quoi je crois, ce que j’essaie de dire à travers ma musique… Même si je n’ai pas eu la chance de vraiment être à ses côtés, je suis le bénéficiaire de tout ce travail. Quand j’étais gamin, vous ne pouvez pas imaginer la pression que nous avions en tant qu’Afro-Américains : tout nous incitait à mal tourner. D’avoir été en contact avec cet homme, son enseignement, comment il a su valoriser notre histoire, ça a permis à la dizaine de gamins dont je faisais partie de faire le plein de bonnes énergies. C’est énorme ! » Tant dans la thématique volontiers grand format, ambitieuse, brassant toutes les sources du jazz, que dans la pratique collective, fondée sur le long terme et la communauté d’esprit, Kamasi Washington a bel et bien appris de cet aîné qui lui aussi eut pour base Leimert Park, le « Greenwich Village noir »  selon le cinéaste John Singleton, un quartier incarné désormais par Kendrick Lamar et consort.

Washington n’est pas le seul, loin s’en faut, à citer le travail du natif d’Houston, Texas, en 1934 comme un exemple à suivre pour les futures générations. Au début des années 2010, Carl Craig, le DJ de Detroit et grand amateur de jazz ouvert d’esprit, pointait « son emblématique sens du collectif » tandis que le féru de machines à sons Madlib accompagné de son Last Electro-Acoustic Space Jazz & Percussion Ensemble enregistrait un superbe Horace, au diapason de ce qui fit la grandeur de ce visionnaire compositeur. Quant à la clarinettiste de Chicago Angel Bat Dawid, elle se disait encore récemment « bénie » de pouvoir jouer la musique d’Horace Tapscott, l’un de ses « héros ». En 2013, Fuasi Abdul-Khaliq se produisait à Berlin avec un ensemble où l’on comptait plusieurs autres proches de Tapscott, dont l’émérite chantre Dwight Trible, pour faire raisonner le nom de leur mentor, « le plus grand inconnu jamais connu ».

© Steven Isoardi
Une révérence, des références 

Outre les hommages de la jeune génération, de nombreuses rééditions et parutions d’enregistrements inédits attestent de cet intérêt croissant pour un musicien qui choisit d’œuvrer au plus près des siens plutôt que pour les sirènes de la notoriété. C’est tout particulièrement le cas du label français Dark Tree, baptisé ainsi en souvenir d’un album paru chez Hat Hut. Son fondateur, Bertrand Gastaud, eut la chance de voir sur scène Tapscott à l’été 1995, au festival du Fort Napoléon de La Seyne-sur-Mer, alors qu’il accompagnait le come-back inespéré d’un autre oublié de l’histoire, le saxophoniste Sonny Simmons. « Le nom d’Horace Tapscott ne nous disait absolument rien, mais c’est lui, qui a assuré une partie du concert en trio, qui m’a bluffé ce soir-là. Pour le jeune amateur que j’étais, j’avais l’impression d’entendre un Monk un peu free… A la fin du concert, j’ai acheté le premier volume de The Dark Tree et je suis allé le faire signer par Horace. Il était grand, très classe et dégageait un charisme impressionnant…The Dark Tree a tourné en boucle tout l’été et je me suis promis d’en apprendre plus sur le personnage et sa discographie. »

Pour le jeune Français, il faudra attendre vingt ans, traquant notamment des LP de Tapscott, avant qu’il ne commence à ressortir sur son label des bandes originales.

« En 2015, j’ai inauguré les Dark Tree ‘Roots Series’ avec un premier enregistrement inédit, celui de Bobby Bradford & John Carter Quintet (No U-Turn – Live in Pasadena, 1975). A cette occasion je suis allé à Los Angeles pour rencontrer Bobby et j’en ai profité pour voir la famille Tapscott. Il a fallu patienter encore trois ans, 2018, pour avoir leur autorisation ! ». Depuis, il a publié plusieurs recueils du maître, avec son orchestre Pan-African Peoples Arkestra. Bernard Gastaut n’est pas le seul en la matière :  The Village, en tant que label affilié à cet autre Arkestra (on ne peut manquer de songer à Sun Ra), a également publié des archives et un inédit en duo avec Michael Session enregistré en 1989 au mythique théâtre du Chêne noir d’Avignon, et le label Nimbus, enfin réactivé après des années de sommeil, ressort nombre de ses archives dont le si bien-nommé The Call, un must have de 1978. Ajoutez une parution chez Soul Jazz Records et une autre dans la foulée chez Mr Bongo, plus pléthore de compilations qui intègrent des titres, et vous aurez compris qu’Horace Tapscott fait plus que référence désormais.

https://www.youtube.com/watch?v=-ZYic7Tq4Ms/

L’Arche des peuples panafricains

Ce n’est que justice tant Tapscott incarne une autre voie majuscule du jazz, comme une alternative aux autoroutes qui téléguidaient bien des écoutes. « Très rapidement son rêve a été d’organiser une communauté de musiciens et de diriger un groupe se produisant dans toute la communauté. C’est en 1961, après deux ans sur la route à jouer du trombone dans le big band de Lionel Hampton, qu’il a décidé de rester dans sa communauté, de créer un orchestre et de devenir une force pour les arts au service de la communauté », insiste Steve Isoardi à propos de celui qui débarqua à Los Angeles lorsque sa famille y emménage en 1943. 

Grandi dans un environnement musical– sa mère, Mary Malone Tapscott, chanteuse et pianiste, lui donna ses premières leçons –, Horace commence à prendre bonnes notes, trombone et piano, auprès de professeurs émérites, Samuel R. Browne et Lloyd Reese, qui enseignèrent notamment à Eric Dolphy et Frank Morgan. A l’adolescence, il fréquente Don Cherry, avec lequel il monte même un éphémère groupe. Fraîchement diplômé, tout juste marié, le voilà enrôlé dans les forces de l’air, basé dans le Wyoming. C’est là qu’il peaufine ses premiers airs, avant de retrouver la vie civile où, après avoir été au pupitre chez Gerald Wilson, son premier engagement notable est au sein de l’orchestre de Lionel Hampton. Au tournant des années 1960, le postulant tente sa chance à New York, comme tant. Un hiver durant, le temps de retrouver le soleil de Californie.

C’est ainsi qu’il fonde dès 1961 le Pan Afrikan Peoples Arkestra, avant même que l’Association for the Advancement of Creative Musicians voit le jour à Chicago. Creuset créatif, cette démocratie sonore sera aux avant-postes de la Great Black Music et des luttes sociales, prêchant le « ujaama », l’unité en swahili. « J’ai d’abord eu l’Association des musiciens underground (…) constituée de tous ces musiciens de la rue qui n’avaient pas d’engagements. Et puis j’ai formé l’UGMAA (Union of God’s Musicians and Artists Ascension), afin de préserver la musique et les arts de la communauté noire », se rappelait-il lors d’une interview datée de 1980. Fédérant acteurs, poètes, danseurs et écrivains au-delà de la seule musique, jouant gratuitement dans les écoles et hospices, se produisant sur des plates-formes de camions, formant les enfants des quartiers déshérités – notamment celui de Watts, à Los Angeles, qui fut le théâtre de nombreuses émeutes – cette organisation propose une pédagogie alternative, qui n’est pas sans rapport avec ce que l’on nomme en France à la même époque l’éducation populaire. Des pairs en jazz, à l’instar du tutélaire poly-saxophoniste Rahsaan Roland Kirk, y officieront, tout comme cette communauté transartistique, véritable laboratoire sociologique, sera un creuset d’où sortiront au fil des ans des figures majeures de cette musique, à commencer par le saxophoniste Arthur Blythe et le chef d’orchestre Lawrence Butch Morris. Le désormais célébré poète Kamau Daáood s’en fera lui aussi le chantre.

Plus activiste culturel que simple commissaire politique, Horace Tapscott se postera à l’avant-garde de ceux qui alors militent pour une pleine reconnaissance des droits civiques. Au risque d’être surveillé par le FBI et de mettre en péril sa carrière, pourtant en pleine ascension après avoir sorti un premier LP au titre explicite, The Giant Is Awakened, sur le tout jeune et très en vue label Flying Dutchman. « J. Edgar Hoover (directeur du FBI, jusqu’à sa mort en 1972, nda) s’est intéressé à nous. Je suis devenu un des noms sur sa liste. Plusieurs fois je n’ai pas pu rentrer chez moi : des types à ma porte étant là pour m’emmener », confiait-il dans le même entretien. 

“Musique contributive, plutôt que compétitive”

À l’orée de lendemains qu’il entend faire swinguer autrement, cette personnalité n’entend pas céder au quoi qu’il en coûte des sirènes du business de la musique : « Pour l’enregistrement du disque de Sonny Criss, Sonny’s Dream (Birth of the New Cool), pour lequel il a signé toutes les compositions et avait répété avec un orchestre de musiciens tous issus de l’UGMAA, Tapscott fut hors de lui lorsqu’il découvrit que le jour de l’enregistrement, le producteur Don Schlitten avait convié d’autres musiciens pour la session, et puis pour The Giant is Awakened, il était mécontent de Bob Thiele qui a publié l’album sans se concerter avec les musiciens. », détaille Bertrand Gastaud. Et crime de lèse-majesté au pays du dollar roi, sa signature sera au dos de deux disques de la Black Panther Elaine Brown (il faut avoir écouter son Child In The World, un brûlot soul arrangé par le pianiste en 1973), ce qui lui vaut d’être mis à l’index par une industrie, qui lui fera payer cher cette divergence de position. 

Difficile d’être bien entendu et perçu quand on affiche pour message : « Notre musique est contributive, plutôt que compétitive. » Contraint de jouer pour ceux de son quartier, Horace Tapscott n’a au début des années 1970 qu’un engagement régulier – au Troubadour- tenu par un ami, Doug Weston. Cette période de disette va néanmoins accoucher d’une nouvelle ère pour le Pan-African Peoples Arkestra, un vivier au personnel renouvelé, qui va enfin trouver une existence sur disque : le producteur Tom Albach débute une fructueuse collaboration pour Nimbus Records, lui permettant également de se produire en concert à l’étranger, tandis qu’un autre producteur, Tosh Tanaki, le fait enregistrer à New York avec une sacrée rythmique : le batteur Roy Haynes et le bassiste Art Davis.

Au tournant des années 1980, Nimbus sera la principale plate-forme d’exposition d’Horace Tapscott, gravant une belle série de piano solo aussi bien que des faces en grande formation, comme le live At Imannuel United Church of Christ, un lieu de culte où il tint résidence cinq mois durant en 1979. A chaque fois, les enjeux résistent aux sacro-saintes chapelles, allant des élans du gospel le plus expiatoire aux grands écarts du free le plus incantatoire. Grooves hérétiques et ballades ésotériques, envolées vers l’ailleurs et contre-plongée dans les sublimes abysses, tout ceci transcende les classifications à la petite semaine, pour porter un même propos, éminemment politique, où l’improvisation demeure toujours la ligne esthétique. C’est avant tout dans ce désir d’émancipation, celui de sortir des grilles dûment calibrées, qu’il faut raisonner pour évoquer la pleine dimension d’une musique en constante régénération. A l’image des chorus incendiaires du saxophoniste Michael Session, un des jeunes du quartier que Tapscott accueillit et qui deviendra le directeur de cette arche d’alliance panafricaine. Il suffit d’écouter Dissent Or Descent, un formidable recueil enregistré en 1984 à New York avec le batteur Ben Riley, tenant de ce que l’on nomme la tradition, et le bassiste Fred Hopkins, figure de la “new thing”, pour mesurer que l’une des autres qualités de pianiste est de n’avoir jamais restreint sa créativité.

Un cousin politique et poétique de Fela 

Les années 1990 seront moins prolixes, même si le nom d’Horace Tapscott continue d’alimenter les chroniques de loin en loin. Il s’associe à d’autres, notamment en France, et sa discographie officielle devrait d’ailleurs dans un futur proche s’épaissir de nouveaux chapitres, témoignant que jusqu’à sa mort, à 64 ans, des suites d’un cancer, il aura légué de quoi panser le monde pour les futures générations. « Il y a aussi des solos, différents concerts de l’Arkestra, et également des concerts du quintet de The Giant is Awakened, avec ‘Black Arthur’ Blythe et Everett Brown Jr. en feu… Malheureusement la qualité sonore n’est pas au rendez-vous, mais je ne désespère pas de tomber sur un live publiable de ce groupe. »,  promet ainsi Bertrand Gastaud. De son côté Nimbus ressort désormais inédits et archives. Quant au Pan-African Peoples Arkestra, il a survécu à son fondateur, désormais piloté par le fils de Michael Session, le batteur Mekala, qui continue d’essaimer ses compositions, à l’image de cette Little Africa, une ode des plus swinguantes qui embrasse un large spectre. Plus que jamais peut-être la musique de celui dont le dernier disque s’intitule Thoughts Of Dar Es Salaam (un programme en soi, qui plus est avec les experts Ray Drummond et Billy Hart en rythmique) connaît l’écho qu’elle mérite, d’autant plus à l’heure de Black Lives Matter et de nouvelles connexions établies entre le continent originelle et sa diaspora.

Why Don’t You Listen ? L’interrogation en guise de titre d’un recueil publié en 2019, mais enregistré en grande formation une vingtaine d’années plus tôt au Los Angeles County Museum of Art, s’inscrit dans ce sillon : une thématique panafricaine, qui rend visite au standard Caravan et honore par procuration le Black President d’un Fela Fela. Avec le Nigérian, Horace Tapscott partageait à n’en pas douter bien des objectifs : sur le terrain de la musique comme en termes de visons poético-politiques. Las, ils ne se seront jamais rencontrés, au « grand regret », dit Steve Isoardi, d’Horace Tapscott qui n’aura jamais foulé le continent de ses ancêtres. « L’Arkestra devaient se produire au Festac en 1977, mais ils en ont été empêchés à la dernière minute. Horace avait déjà été invité en 1974 à rejoindre la délégation nord-américaine au Sixième Congrès panafricain à Dar es Salaam, en Tanzanie, mais n’avait pas pu y aller pour des raisons financières. Et finalement, il ne sera jamais allé en Afrique. »





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