Daomeano, iorubano
Congolês, angolano, mbandu
Haúça, muçulmano
De tudo isso eu sou
Dahoméen, Yoruba,
Congolais, Angolais, Bantou,
Haoussa, Musulman
Je suis fait de tout ça.Mateus Aleluia – De tudo isso eu sou (2017)
Quand Mateus Aleluia compose ce titre pour Fogueira Doce, son deuxième album solo, le musicien au nom céleste est à 74 ans une légende bien vivante des musiques afrobrésiliennes. Né en 1943 à Cachoeira au cœur de la région du Recôncavo dans l’état de Bahia, l’homme à la voix suave et au rire facile, resté vivre en Angola pendant près de 20 ans, a fait partie du groupe mythique Os Tincoãs, qui ont chanté et enchanté le candomblé de leurs chants baroques aux harmonies subtiles.
Au début des années 1960, Cachoeira est une bourgade d’une quinzaine de milliers d’habitants, afrodescendants pour la plupart, située le long du fleuve Paraguaçu, principale voie fluviale d’une région qui fut riche en or, en tabac et en canne à sucre. Si la dernière distillerie vient de mettre la clé sous la porte, la commune compte encore deux orchestres philarmoniques et un patrimoine culturel dont la splendeur date de l’époque coloniale. Le matin, les habitants se réveillent au son des cloches de l’imposante église Nossa Senhora do Rosário, mais le soir, lorsque tombe l’obscurité, ce sont les tambours du candomblé qui résonnent dans la vallée.
Comme de nombreux jeunes issus de familles d’origine africaine, Mateus Aleluia est attiré par le syncrétisme religieux. Il fait partie de la chorale mais trouve dans le candomblé les explications que la religion catholique ne peut lui offrir : « L’initiation, c’est comme une régression, mais un retour à une époque que l’on n’imagine même pas, à ses toutes premières origines. » À cela se mêle un parfum d’interdit, puisque la pratique du candomblé reste prohibée et cantonnée à la périphérie de la ville, pour éviter d’être localisée par la police. Fasciné par le toque (rythme des instruments) des percussions, le jeune homme se met aux atabaques. « Ce qui est essentiel dans le candomblé, avec la danse, c’est la musique », souligne-t-il.
Mateus a tout juste 20 ans lorsque Heraldo, un ancien collègue de classe, lui propose de le rejoindre au sein d’Os Tincoãs, un trio vocal local inspiré des Platters et de Los Panchos, pour remplacer l’un de ses membres. Fidèle aux principes du candomblé, où le respect pour le cosmos et la nature est fondamental, le groupe a pris pour nom celui d’un oiseau dont la particularité est de prévenir les humains d’un danger imminent, et verse dans le boléro romantique, synonyme de succès dans le Brésil des années 1950. Mais la Bossa Nova est passée par là, jetant le boléro aux oubliettes. Malgré l’enregistrement d’un premier album à Rio de Janeiro avec de prestigieux musiciens, Os Tincoãs ne font pas recette et Erivaldo, le percussionniste, a préfère jeter l’éponge.
L’attrait pour la culture musicale du terreiro, où se pratiquent les cultes du candomblé et de l’umbanda, va déterminer le trio à changer de cap et à s’engager dans une voie jusqu’alors inexplorée et plutôt risquée parce que fort mal vue : insérer dans la musique populaire le chant des Orixás et des éléments de la culture indigène. « Nous étions irresponsables, sourit Mateus, non seulement nous chantions le candomblé, mais en plus nous allions à l’encontre des intérêts commerciaux de notre maison de disques. » Rangeant cravates et costards au placard, les musiciens se présentent désormais sur scène tout de blanc vêtus, dans des postures incantatoires pour le moins inhabituelles.
Convaincu d’être sur la bonne voie, le groupe peaufine son répertoire, perfectionne ses harmonies et finit par se faire repérer par le journaliste et producteur Adelzon Alves, présentateur à la Radio Globo. Enthousiasmé par la douceur vocale, les influences baroques et le jeu mesuré des percussionnistes, celui-ci ramène le trio dans les studios à Rio pour y enregistrer un nouvel album, sobrement intitulé Os Tincoãs, qui sort en 1973, sur le label Odeon. La dimension religieuse et spirituelle de ce chef d’œuvre d’afro baroquisme fait sensation, notamment le morceau Deixe A Gira Girar, aux influences africaines et indigènes, que les trois Bahianais vont défendre sur les plateaux télé : « Ce n’est pas du pur candomblé, mais un morceau d’umbanda, le candomblé de caboclo (métis d’Indien et de Portugais), commente Mateus. C’est la jonction de deux formes de résistances, celle de l’Africain avec celle de l’Indien, l’union des forces terrestres pour faire bouger la terre ».
En 1975, après la mort prématurée d’Heraldo, le trio se reforme autour de Dadinho, Mateus et Morais, bientôt substitué par Badú, et sort O Africanto dos Tincoãs un album arrangé par João Donato et le saxophoniste Oberdan Magalhães, fondateur de la Banda Black Rio. Deux ans plus tard, Cordeiro de Nanã, adapté d’un chant d’esclaves béninois et repris par João Gilberto sur le célèbre album Brasil deviendra un classique de la musique populaire brésilienne, réaffirmant une fois de plus l’ancestralité africaine de la samba. L’afro religiosité des Tincoãs aura ouvert la voie à de nombreux artistes du genre, célébrant le candomblé jusque dans leurs tenues scéniques, à l’instar de la chanteuse Clara Nunes, robe blanche, colliers africains et chevelure ornée de coquillages.
Os Tincoãs jouent dorénavant dans la cour des grands. Invités dans les festivals de la MPB du début des années 1980, le trio fait partie de la délégation culturelle et sportive brésilienne qui se rend en Angola fin 1983. Ce voyage va changer la vie des trois musiciens. À leur immense surprise, la plupart des spectateurs de leurs concerts connaissent le refrain de leurs chansons par cœur. Parmi eux, Liceu Viera Dias, légende de la musique et de la révolution angolaise avec son groupe Ngola Ritmos, qui leur demande de prolonger leur séjour. Alors que Badú choisit de rentrer à Bahia, Mateus et Dadinho, séduits par l’atmosphère révolutionnaire de l’époque, s’installent à Luanda avec leurs frères angolais. Venus passer quelques jours en Afrique, les deux musiciens y séjourneront pratiquement deux décennies.
« Je me suis tout de suite identifié aux Angolais, raconte Mateus. C’est ce qui m’a donné envie de rester. La réceptivité et la lutte du peuple angolais m’ont fait entrevoir un chemin. On ne se rend pas compte de ce que l’Angola a réalisé jusqu’en 1994 : une société équilibrée du point de vue social et de la distribution des richesses ». Hébergé par un commandant du MPLA, le mouvement populaire de libération, Mateus Aleluia découvre un monde qui résonne avec l’héritage musical et linguistique du Brésil. Difficile néanmoins de continuer à jouer dans un pays en guerre, malgré le calme relatif qui règne à la capitale et à Luanda, le Brésilien met la musique entre parenthèses. Il se marie, trouve un emploi de chercheur au Secrétariat de la Culture, et parcourt l’Angola à la recherche des aspects religieux et de leurs influences sur la musique, traquant les liens entre semba et samba. En 1992, il devient directeur du bloc de la reine du carnaval d’Angola, un carnaval un peu spécial puisqu’il célèbre l’indépendance et le départ des Sud-Africains. Entre temps, lui et Dadinho trouveront le temps et le besoin de revenir au Brésil enregistrer un dernier album des Tincoãs.
Dadinho décède en 2000 et deux ans plus tard, en Angola, c’est le soulagement. Après 27 années de guerre quasi ininterrompue, la direction militaire de l’UNITA signe la cessation des hostilités avec l’état major gouvernemental. La guerre terminée, Mateus Aleluia et son épouse en profitent pour prendre un peu de vacances au Brésil. À Bahia, l’arrivée du musicien ne passe pas inaperçue et nombreux sont les fans des Tincoãs à venir le solliciter. Jamais réédités ni en CD ni en LP, les albums du trio sont devenus…cultes. De São Paulo à Salvador, fondations et universités proposent à celui qui est considéré comme une sommité des cultures afro brésiliennes, de réaliser des conférences sur le sujet. Devant autant de nouvelles opportunités qui s’ouvrent à lui, le couple décide de ne pas repartir. « J’ai été de nouveau adopté », dira le Bahianais.
Au Brésil, le musicien retrouve sa place parmi les artistes. En 2004, Carlinhos Brown, qui a dit que « la réafricanisation de Bahia a commencé avec Os Tincoãs » le présente à Daniela Mercury pour qui il écrira Maimbê Dandá, le plus gros succès de la chanteuse à ce jour. La même année, il est l’invité du film El Milagre de Candeal, aux côtés de Bebo Valdès, de Gilberto Gil, de Marisa Monte et de Caetano Veloso. 2009 signe son grand retour en studio pour un premier album solo, suivi de Fogueira Doce en 2017 et du formidable Olorum, qui réunit les différentes cultures du globe autour de l’ancestralité, un ambitieux projet entre ciel et terre auquel ses enfants ont participé, de même que l’incontournable pianiste João Donato, le violoncelliste Filipe Massumi, des membres du collectif Bixiga 70, Thiago França des Metá Metá et la chanteuse mozambicaine Lenna Bahule, en 2020.
Son dernier opus O Afrocanto das Nações (2021), véritable musée virtuel musical en sons et en images, est une recherche approfondie sur les trois grandes nations du candomblé qui ont forgé le Brésil à travers le culte ou la culture et qui, en résistance à l’esclavage, se sont mis à pratiquer le rituel ensemble, sans distinction de peuple ni de classe : la nation Congo-Angola avec le culte des Nkisis, la nation Yoruba ou Ketu avec le culte des Orixás, et la nation Jejê qui célèbre les voduns, désignée en Afrique par Fon, Éwé ou Ahanti. « Chaque entité a son toque, son chant, ses pierres rituelles et ses éclairs, et représente une force de la nature, explique Mateus. Il était temps de remettre un peu d’ordre dans cette samba ! »
« Toute culture part d’un culte, reprend le musicien. Le culte, c’est ce point infini qui nous relie à nos origines et à notre existence, celui que chacun d’entre nous cherche à identifier. La culture, ce sont ces habitudes créées par le vivre ensemble à la recherche de ce point inexpliqué. » Penser à ce que nous sommes, qui nous sommes et ce que nous allons laisser sur terre, tel est le sens du panafricanisme de Mateus Aleluia, qui a poussé le religare jusqu’aux limites de ses propres interrogations : « Nous, comme entité unique, avons une mission spécifique. La mienne, c’est de suivre ce travail intuitif de recherche autour de l’ancestralité. Pour savoir ce que tu sais, je dois vivre ton expérience et tu dois la rendre disponible. »
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