mars 28, 2024
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Banlieues Bleues, des jazz et des icônes


FLASH ! 

Pour fêter ses quarante ans, le Festival Banlieues Bleues mise donc sur l’argentique noir et blanc, renonçant à ses traditionnelles illustrations pour son affiche anniversaire. A l’honneur, un geste tendre, échangé à l’entracte par deux héroïnes des musiques noires, capturé backstage en 1989 par Guy Le Querrec, alors photographe pour la célèbre agence Magnum. « Je m’en souviendrai toute ma vie » lâche Xavier Lemettre, directeur du festival depuis 2001. « J’avais 23 ans et c’était mon premier jour de travail pour Banlieues Bleues. J’étais chauffeur. Au volant de ma fourgonnette, je conduisais les artistes et Guy Le Querrec me suivait partout, à l’affût de la bonne image, toujours prêt à shooter, avec la même intensité qu’un photographe de guerre.»

Cette année-là, ce mordu de jazz a de quoi faire. Sur le front de cette 6e édition : Nina Simone, Miriam Makeba, Ray Charles, Cecil Taylor, The Mahotella Queens, John Zorn, Archie Shepp, Anthony Braxton, Max Roach ou encore Dizzy Gillespie… Une programmation de luxe rendue possible grâce à de solides enveloppes délivrées par le Ministère de la Culture pour fêter en grandes pompes le bicentenaire de la Révolution Française.

Le 24 février 1989, le Festival Banlieues Bleues célèbre donc le lancement de sa 6e édition Place du 8 mai 1945 à Saint-Denis. Le ticket coûte alors 150 francs et sous le chapiteau, 4000 personnes se massent ce soir-là pour assister à un double concert d’anthologie : Nina Simone en quartet et robe blanche, suivie sur scène de « Mama Afrika » qui n’est pas rentrée au pays depuis trente ans et présente le répertoire de son nouvel album, Sangoma, sorti l’année d’avant après dix ans d’absence discographique. Un véritable évènement, d’autant que l’aura des deux artistes, rebelles, engagées pour les droits civiques et contre l’apartheid, trouve un écho particulier dans cette ville de banlieue communiste et métissée. 

À la fin de son concert, la diva Simone se glisse côté coulisses où elle retrouve Miriam Makeba qui la félicite avant de prendre le relais sur scène. Clic-clac. Comme toujours, Guy Le Querrec est au bon endroit, au bon moment et flash ! Magie de l’instantané. « Amitié, respect, sororité : c’est ce que je vois dans ce cliché » analyse Xavier Lemettre. « Même si Miriam Makeba a dû interrompre son concert car Nina Simone faisait trop de bruit, derrière, en loges, à festoyer avec son équipe. Déjà vexée d’avoir dû jouer en premier, Nina Simone a alors saisi sa chaussure et l’a balancée en direction de Miriam Makeba ! Bref, ce sont deux copines qui s’embrassent et comme deux copines, elles s’engueulent vingt minutes plus tard. »

Soeurs de lutte

Ce soir-là, à l’arrière-scène du Festival Banlieues Bleues, les deux musiciennes sont en effet amies et sœurs de lutte depuis longtemps. Leurs routes se croisent pour la première fois à New-York en 1959 lorsque Miriam Makeba, fraîchement exilée et bientôt apatride, fait ses débuts sur une scène américaine au Village Vanguard. Là, se presse le gratin du jazz afro-américain, Miles Davis, Duke Ellington et Nina Simone, impatients de découvrir la protégée d’Harry Belafonte, roi du calypso engagé dans la lutte pour les droits civiques. L’écho entre les lois Jim Crow et celles de l’apartheid sud-africain étant aussi saisissant qu’insupportable, Miriam Makeba s’empare de toutes les occasions et de tous les micros pour se faire la porte-voix des opprimés, allant jusqu’à s’exprimer devant l’ONU en 1964.

Au même moment, Nina Simone fréquente aussi militants de la fierté noire et penseurs du panafricanisme, James Baldwin, LeRoi Jones (qui bientôt se baptisera Amiri Baraka), Langston Hughes ou Martin Luther King. En musique, elle accompagne les combats, les deuils et les victoires de la communauté afro-américaine, comme le Civil Rights Act qui annule les lois de la ségrégation puis le Voting Rights Act qui garantit le droit de vote à tous les Noirs des Etats-Unis, s’affirmant peu à peu comme une figure incontournable du mouvement. En fait, même si l’Atlantique les sépare à la naissance, d’un sud à l’autre, les deux femmes sont profondément liées par l’expérience intime du racisme, de la ségrégation, de la violence.

Elles n’ont qu’un an d’écart et toutes deux mettent leur voix, sinon leur vie, au service de leur révolte : « Mississippi Goddam », « Backlash Blues », « Young, Gifted and Black » pour l’une ; « Brother Malcolm », « Soweto Blues », « A Luta Continua » pour l’autre. Quitte à déranger, quitte à en payer le prix fort. 

Poursuivie par le FBI et forcée de s’exiler encore, c’est en 1968 dans la Guinée de Sékou Touré que Miriam Makeba épouse Stokely Carmichael, révolutionnaire et partisan du Black Power. L’année suivante, elle retrouve Nina Simone au Festival Panafricain d’Alger aux côtés d’Archie Shepp, Manu Dibango, de représentants de l’ANC sud-africain et d’une délégation des Black Panthers. Jusqu’à ce qu’en 1974, répondant à l’invitation de Miriam Makeba, Nina Simone ne finisse elle aussi par franchir le cap africain pour s’installer au Libéria, curieuse d’explorer son ancestralité, boudée par le show-biz américain, dégoûtée par la présidence Nixon et « la révolution noire transformée en disco ». Adieu les « United Snakes Of America »! (l’expression est la sienne) Là, Nina Simone vit une parenthèse enchantée, trois ans de liberté, de fête et d’opulence sans mari ni manager, avant de rallier la France puis la Hollande, pour revenir à la scène et prendre soin de sa santé mentale. Miriam Makeba aussi choisit l’Europe, la Belgique, à partir de 1985. 

Étrangement, malgré ces destinées jumelles, les deux chanteuses n’ont encore jamais travaillé ensemble lorsqu’elles se retrouvent dans les coulisses du Festival Banlieues Bleues en 1989. Deux ans plus tard, le duo de frondeuses enregistrera « Thulasizwe / I Shall Be Released » pour le disque Eyes On Tomorrow de Miriam Makeba qui, en 2003, fera même le déplacement pour les obsèques de Nina Simone dans le sud de la France. Mais dans l’immédiat, l’heure est à la musique, à la vie et aux divas dans la liesse backstage du Festival Banlieues Bleues. Un petit miracle immortalisé par Guy Le Querrec, désormais âgé de 81 ans et retraité en Bretagne. 

Role Models

Au moment de concevoir l’affiche, Xavier Lemettre est pris par le temps. Sur le fil du rasoir, il se souvient soudain du cliché et se met alors en quête de son auteur. « On ne s’était pas parlé depuis vingt ans. Mais le jour où j’ai téléphoné à Guy, j’ai halluciné : il venait de remettre la main précisément sur cette photo en fouillant dans ses archives ! » s’étonne-t-il encore. Un heureux concours de circonstances plus qu’une stratégie, pourtant payante. « On n’a jamais eu autant de likes sur les réseaux sociaux ! » s’enthousiasme Xavier Lemettre qui, depuis vingt ans, multiplie par ailleurs les projets d’actions culturelles en Seine-Saint-Denis et notamment auprès des jeunes du département, grâce à l’ingénieux maillage d’un réseau d’écoles de musiques et d’associations de quartier. 

« Parmi ces musiciens et musiciennes en devenir s’apprête peut-être à éclore la Nina ou la Miriam de demain, qui sait ? Ni l’une ni l’autre n’a eu une vie facile, elles ont dû croire en elles et vaincre l’adversité pour s’accomplir en tant qu’artistes. Leurs parcours forcent l’admiration. Elles sont des « role model » pour la jeunesse, de puissantes sources d’inspiration dont l’héroïsme, l’humanité, le talent et la liberté ont encore à nous apprendre » explique Xavier Lemettre avec conviction, avant d’ajouter : « Et comme Banlieues Bleues, elles font le pont entre les générations.»

L’audace en héritage et tendue vers l’avenir, la 40e édition du Festival Banlieues Bleues sera d’ailleurs inaugurée le 24 mars prochain sur le campus de l’Université Paris-8 à Saint-Denis, réputée pour son caractère révolutionnaire et sa grande variété de cursus artistiques. Au programme notamment : Ben LaMar Gay, insaisissable figure de la scène jazz avant-gardiste de Chicago, la sagesse indigène du colombien Teto Ocampo, le power trio expérimental Nout mais aussi les groupes The Freedom Artists et Frisbee Shop, formés par des élèves passés ou présents de la célèbre université hip-hop. « Certes, nous n’avons plus d’aussi grands noms qu’en 1989, les temps changent », commente Xavier Lemettre. « Mais quarante ans après ses débuts, le Festival Banlieues Bleues continue de proposer au public de Seine-Saint-Denis ce qui se fait de mieux en matière de jazz et au-delà ! »

Avec, entre autres, le batteur guadeloupéen Arnaud Dolmen, la harpiste Sophye Soliveau, le son alien du collectif Fulu Miziki, les bidouilles électro-expérimentales d’HHY & The Kampala Unit, le rock ébouriffant du congolais Lova Lova, la batida de l’écurie Principe, le retour de Baba Commandant & The Mandingo Warrior, la légende Ray Lema ou encore une création hybride signée Rokia Kone et Raul Refree…  Le programme semble lui donner raison. 

Banlieues Bleues, 40e édition, des jazz pluriels, innovants, joueurs et exigeants à découvrir en Seine-Saint-Denis jusqu’au 21 avril 2023.





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