Nous voici devant une toile accrochée aux murs de l’expo Basquiat Soundtracks. En fait, deux panneaux faits de lattes de bois recouverts de noir, sur lesquelles se déploient deux mains blanches comme sur un clavier – l’instrument de prédilection de Chassol. Au bout de chaque doigt, un chiffre, rappelant les méthodes d’apprentissage du piano qui indiquent la position des doigts. Une image qui lui parle, parmi tant d’autres exposées ici qui mettent en relief l’importance de la musique dans l’œuvre de Basquiat. Le matin même, le musicien en a fait le tour, s’est arrêté devant les toiles, les photos, a voyagé dans les musiques qui à chaque pas accompagnent le parcours. De quoi alimenter un peu plus ses réflexions alors qu’il prépare le concert dont la Philharmonie de Paris lui a passé commande, et qu’il jouera le 22 avril prochain. Une idée aussi bien vue que bienvenue, tant le travail du compositeur se nourrit des sons du monde, comme les toiles de Basquiat de l’environnement qui fut le sien.
Pour ce qui est de Chassol, Il suffit de voir et d’entendre Indiamore, son film album né d’un voyage en Inde, ou encore « Big Sun » tiré d’une exploration sonore et musicale de la Martinique, dont ses parents étaient originaires, pour s’en rendre compte. Quant à Basquiat, le mouvement dans ses toiles, parfois même souligné de bruitages notés en lettres, participe du son de ses tableaux. L’un et l’autre partagent des goûts musicaux éclectiques, l’amour des mots et des phrases, de leur répétition, et l’agencement de bribes et de matières disparates dans leurs compositions. Chassol aime harmoniser le réel (voir plus bas), quand Basquiat tentait d’en montrer le chaos, peut-être en lui cherchant un sens. Tous deux ont grandi dans des grandes villes cosmopolites où s’entremêlent les héritage pour accoucher de nouvelles formes. Alors, en sortant de l’expo, et en laissant derrière nous les deux mains de Basquiat, PAM a pris le temps de savoir ce que préparaient celles de Chassol.
Comment as-tu découvert Basquiat ?
Basquiat c’est comme un grand artiste qui a toujours été là. Chez les Noirs il y a peu de figures comme celle-là, on les identifie tout de suite : on sait qu’il faut qu’on les aime et qu’on les connaisse. Dans ma belle famille il y a un tableau qui est là depuis longtemps, que j’ai toujours vu sans vraiment le regarder, et avec cette commande de la Philharmonie je me suis plongé dedans : le tableau s’appelle « Action Comic number one ».
C’est un tableau qui est une réinterprétation de la première couverture de Action comic, le magazine de 1938 où on voit pour la première fois Superman, et Basquiat l’a réinterprété. Elle est assez ambiguë cette image, car on voit Superman pas très cool, qui prend une voiture et la fracasse contre des rochers tandis que les passagers essaient de fuir, donc c’est pas un Superman très bienveillant. Dans le tableau de Basquiat, on voit un éclair, un personnage étrange, une roue, des éclats de ferraille. Pour la pièce que je prépare pour la Philharmonie, j’ai filmé Ala.ni qui déclame des citations de Basquiat sur fond vert et j’ai mis le tableau dans le fond. Elle est passée à la maison et elle a lu les citations, et comme je travaille avec cette technique d’harmonisation de discours depuis longtemps, j’ai relevé la mélodie de sa voix comme celle de ma sœur Karine qui dit les phrases en français. Tout ça va me servir de fil pour coudre la pièce, et j’ai aussi installé mes neveux et mon fils devant le tableau pour recueillir leurs réactions, et mettre ça en musique aussi.
Pour finir, revenons à la création que tu présentes le 22 avril à la Philharmonie, tu t’es inspiré de citations de Basquiat, lesquelles?
– « Je ne pense pas à l’art quand je travaille. »
– « La personne noire est le protagoniste de la plupart de mes œuvres. »
– « Je veux faire des peintures qui ont l’air d’avoir été faites par des enfants. »
– « Plus je peins, plus j’aime tout » : c’est la même chose pour nous en musique et musique concrète notamment, ou n’importe quelle bribe de son continent le cosmos.
Tu as parlé d’harmonisation du discours : qu’est-ce que ça signifie?
Chassol, imitant l’intervieweur, répète la question avec les mêmes intonations: « Harmonisation du discours qu’est-ce que ça signifie ? »
Ça veut dire mettre en musique de façon précise le discours, relever précisément les notes, les mettre en boucle, les étirer, les superposer et puis mettre des accords derrière…
Il y avait toujours de la musique chez Basquiat quand il peignait, et ses tableaux comportent même parfois la notation de bruitages : sa peinture « avait du son ». Toi tu es un musicien qui aime mettre de l’image dans ta musique?
C’est un truc de génération et de goût perso : j’aime, j’adore la magie mais j’aime les choses claires aussi : analyser quelque chose ne l’empêche pas d’être magique, pour moi quand on voit la source du son ça n’enlève pas du mystère au son, au contraire ça rajoute de l’information qui permet d’augmenter son imaginaire à soi. De voir d’où vient le son, de voir le mouvement qui le produit : on est en train de voir le mouvement du gars qui appuie sur son klaxon, son poignet, tu peux le ralentir, l’accélérer… tu peux jouer les démiurges, enfin, humblement.
Et puis, à force de faire de la musique de film, je me suis rendu compte que je pouvais traiter le sons de la caméra comme un élément musical – et puis le fait de relever la hauteur de chaque son c’est une façon d’avaler l’image, de la digérer, de l’emporter avec moi parce qu’après ça devient du par coeur. Une porte qui grince et qui fait (il chante le son de la porte qui grince) ou un discours… chaque syllabe, je passe du temps avec, et je passe du temps à connaître des choses par cœur. Ça te donne un bagage que tu emportes pour toute la vie.
Les toiles de Basquiat sont pleines de références, bourrées d’éléments en apparence hétéroclites. Comme s’il reproduisait les chaos de l’histoire et leur donnait sens en recollant des morceaux. Est-ce que ça a à voir avec ton travail d’harmonisation : prendre des éléments épars et les mettre ensemble pour y trouver de la beauté?
Ou juste pour voir ce que ça donne. Oui ça m’a parlé : cette expo m’a fait voir tout ce travail de collage de Basquiat: la photocopie, la photocopie de la photocopie, et je me suis souvent dit que l’image d’une image est encore plus réelle que l’image en elle même, elle appartient encore plus au monde. Moi ces techniques de collage me viennent plus des documentaristes que du hip-hop et du sample. Il y un cinéaste hollandais que j’aime beaucoup qui s’appelle Johan van der Keuken, il a fait plein de documentaires dans le monde entier dans les années 60, et quand tu regardes tous ses films, à un moment tu te dis : j’ai déjà vu cette image! En fait il prend des sons et des images des films précédents, il les colle sur d’autres scènes, il fait du lego avec son matériau, et oui ça me parle cette idée de superposer plein de choses pour voir ce qu’elles donnent ensemble, les coudre ensemble… et pour revenir à Basquiat il faut y passer du temps, comme sur chaque chose d’ailleurs. C’était pas direct pour moi Basquiat : là cette expo me fait du bien parce que je vois la richesse, et du coup maintenant quand je vais voir un de ces tableaux je vais lire à haute voix les mots, je pense qu’il se passe quelque chose quand tu les lis à haute voix, leur répétition. Pour moi c’est une question, les répétitions : quand je mets en musique une phrase, combien de fois je la répète? C’est intéressant de voir combien de fois il a écrit tel mot, combien de fois il a raturé.
Basquiat, dont le papa était haïtien, avait cette quête d’essayer de remettre de l’ordre dans l’histoire, à comprendre la place qu’y avaient les Noirs aux Etats-Unis. Est-ce que sa démarche t’a parlé?
En fait j’y avais pas vraiment réfléchi avant, c’était comme une évidence. Bon, quand tu es noir et artiste tu veux aussi ne pas être obligé de parler de ces sujets, mais souvent tu y reviens parce que c’est important, et ça fait partie de ce que tu es. Mais chez Basquiat, j’aime bien tout l’environnement de la no wave qui est très blanc, et son rapport au jazz, qu’il soit un peu punk et aussi fan de be bop d’avant-garde. Moi j’ai grandi avec du punk anglais : mon père était outré, mais j’écoutais en même temps de la biguine, et avec le recul ça me parait normal comme ces New-Yorkais qui ont été élevés avec de la musique classique, qui ont fait des groupes de jazz quand ils étaient ados, et qui font maintenant une musique contemporaine très stylée, pas chiante. Ca parait être une évidence aujourd’hui : j’ai l’impression de ne pas être assigné à écouter de la musique noire parce que je suis noir. Mais tu remarqueras quand même qu’on entend souvent « Basquiat était inspiré par Beethoven, il connaissait la grande culture, il était très fort il savait bien dessiner… », comme s’il fallait montrer patte blanche.
Oui, comme s’il fallait se justifier. A ce sujet Basquiat disait :« je ne suis pas un artiste noir, je suis un artiste » et il disait en même temps qu’il portait en lui « la mémoire culturelle de l’Afrique »…
Moi j’ai un truc pas « à régler » mais plutôt une envie que je garde pour plus tard : je ne connais pas la musique africaine, je connais la musique antillaise, afro-américaine, je connais très bien la musique indienne, mais pas les musiques du continent africain. Je demande à des gens de me faire des playlists : je cherche des grilles d’accord d’avant-garde sur le continent africain, des grilles à la Morricone mais jouées par des groupes africains, mais je n’ai pas encore trouvé. Je pense qu’il faut que j’aille sur place pour me rendre compte, et je pense que ça doit se passer dans les polyrythmies, qui doivent dégager des harmonies très complexes que j’ai pas encore saisies… il faut que je me plonge dedans pour m’en rendre compte.
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