Cheikh Lô compare souvent sa musique aux tenues Njaxas qu’il porte en tant que membre de la confrérie Baye Fall. À l’image de ces vêtements traditionnels qui arborent des motifs luxurieux, la musique de Lô a toujours été composée de couleurs et textures variées, tel « un panier de pique-nique », s’amuse-t-il à comparer : de quoi partager et savourer à plusieurs, un héritage de sa foi dans le soufisme sénégalais, qui inspire sa musique depuis la sortie de son album classique Né la thiass.
Né la thiass – qu’on pourrait traduire par « parti en un éclair », comme un clin d’œil au caractère éphémère de notre présence terrestre – a été publié pour la première fois en dehors du Sénégal en 1996, par le label britannique World Circuit, avant d’être réédité en vinyle à l’occasion du Record Store Day de 2018, en même temps que la cassette sénégalaise originale faisait l’objet d’une remasterisation. Cheikh enchaînera avec les albums Bambay Gueej (1999), Lamp Fall (2005) Jamm (2010) – nommé aux Grammy Awards – et son dernier opus en date, Balbalou (2015). Des disques qui, tous, explorent la spiritualité avec l’éclectisme qui caractérise le musicien.
Alors que Né la thiass dépasse aujourd’hui la trentaine, et que comme un bon vin dans le panier à pique-nique de Cheikh, il se bonifie avec l’âge, revenons sur ce premier album, à la fois celui des débuts, et de la maturité. Cheikh Ndiguel Lô est né en 1955 au Burkina Faso de parents sénégalais vivant à Bobo Dioulasso. Comme beaucoup de ceux qui atteignent l’âge adulte dans les années qui ont suivi l’indépendance, Lô devient professionnel en jouant dans l’un des grands orchestres qui exprimaient avec élégance l’optimisme de l’époque. Membre de l’Orchestre Volta Jazz, Cheikh s’imprègne des musiques cubaines ainsi que de la rumba de Tabu Ley Rochereau et des airs de danse populaires de l’époque En s’installant à Dakar en 1978 pour travailler à la Société des transports en commun du Cap-Vert (SOTRAC), Cheikh poursuit en parallèle sa formation musicale. Tout d’abord auprès de Ousmane « Ouza » Diallo lors de sa résidence à l’hôtel Savana, avant d’accompagner Papa Wemba à Paris en 1984, où il commence à travailler en tant que batteur de studio. C’est à cette époque qu’il rencontre le producteur Ibrahima Sylla qui, impressionné par le talent du musicien, le fait participer à trois albums sur son label Syllart. Cheikh n’a toutefois qu’une hâte, celle d’enregistrer sa propre musique, et il finit par se lasser de l’incessante agitation du travail de session, comme il se remémorera plus tard : « Pendant deux ans, mon quotidien se résumait à : studio, dodo, studio. ».
De retour au Sénégal, il insuffle son expérience des années de diaspora dans la chanson « Doxandeme », qui lui vaut de remporter le prix du meilleur nouveau talent et d’impressionner jusqu’à Youssou N’Dour, dont l’album classique Immigrés aborde les mêmes préoccupations. N’Dour s’engage alors à produire le premier album de Cheikh et l’invite à enregistrer dans son propre studio Xippi à Dakar, avec à sa disposition les musiciens de son groupe, le Super Etoile de Dakar. Les percussionnistes Assane Thiam et Mbaye Dieye Faye renforcent la section rythmique et le guitariste Oumar Sow s’occupe des arrangements. L’enregistrement et le mixage sont réalisés en à peine neuf jours chez Youssou.
Né la thiass s’ouvre avec « Boul di Tagale » (« Laissez les amoureux tranquilles »), avec un sifflement et une guitare frappée en crescendo, comme un bus annonçant son départ de la gare routière de Bobo Dioulasso. La frappe véloce de Faye au sara et les notes égrenées par Thiam au tama (tambour parleur) répondent à Cheikh lorsqu’il rend hommage à la deuxième ville du Burkina, tandis qu’une flûte (réminiscence de la musique cubaine que Cheikh a absorbée avec le Volta Jazz) survole cette introduction bouillonnante qui défend la liberté d’aimer qui l’on veut. Vient ensuite la chanson-titre « Né la thiass », sur laquelle la voix mélancolique de Cheikh, s’étirant de l’alto au fausset, est accompagnée de son jeu de guitare allègre et léger, et du saxophone jazzy de Thierno Koité (ou Kouyaté). Ce morceau est un parfait exemple de la façon dont les rythmes mbalax sénégalais peuvent être fusionnés à l’ostinato mélodique cubain appelé momontuno. Rappelant que notre destin est entre les mains du créateur, Cheikh entonne :
« Tu peux suivre une ligne droite
Certain de ta direction
Mais le long du chemin
Tant de choses peuvent arriver »“Né la thiass” – Cheikh Lô
[NdT : traduction libre]
L’ambiance mélancolique s’éclaircit ensuite avec « Ndogal », avec ses ponctuations de cuivres et son rythme de mbalax. Cheikh s’installe derrière la batterie (comme il le fait tout au long de l’album et lors des concerts) et rajoute des lignes guitares sur cette chanson qu’on peut traduire par « Si cela plaît à Dieu ». Au mitan de l’album, « Set » est l’un des deux titres qui donne à entendre la voix du producteur, se mariant merveilleusement en duo avec celle de Cheikh. Écrit en réponse à une grève municipale qui avait lieu à Dakar au moment de l’enregistrement, « Set » (qui signifie « propreté » en langue wolof) voit Cheikh se lamenter sur les ordures qui s’amoncellent dans les rues, et sera d’ailleurs plus tard utilisé par le ministère de la Santé lors d’une campagne de sensibilisation.
Cheikh ne quitte pas les sphères spirituelles avec « Cheikh Ibra Fall », du nom de celui à qui la chanson rend hommage. Ce disciple du père du mouridisme – Cheikh Amadou Bamba – fonda le mouvement Baye Fall, qui consacra le travail comme forme de service religieux. Vêtus des njaxas mentionnées plus haut – portées en signe de rejet de la vanité et du gaspillage – et coiffés de dreadlocks appelées « Ndiange » (« cheveux forts »), les membres du Baye Fall vivent selon les principes énoncés par Fall : « Travaillez comme si vous n’alliez jamais mourir, et priez Dieu comme si vous alliez mourir demain. » Une pieuse parole que Cheikh répète sur Né la thiass à chaque fois qu’il prend le micro.
Puis Cheikh poursuit l’éloge de ses pairs homonymes avec « Bamba Sunu Goorgui », une ode à Cheikh Amadou Bamba – au sommet de l’arbre généalogique des Mourides, responsable de la renaissance islamique qui s’est tenue au Sénégal en résistance à la colonisation européenne. Avec les claviers funky d’Ibrahima N’Dour et les voix ultra syncopées de Lô en wolof, « Bamba Sunu Goorgui » relate le chemin d’Amadou Bamba lors de l’exil forcé vers le Gabon : empêché de prier sur le bateau, il marcha sur l’eau et déposa son tapis de prière sur les vagues.
Et voilà ! En un éclair, Né la thiass se conclut déjà avec « Guiss Guiss », autre hommage, cette fois-ci au marabout de Lô, Maam Massoumba. Le guide spirituel était supposément centenaire au moment de l’enregistrement, faisant de lui le dernier disciple direct encore en vie de Cheikh Ibra Fall. Une clôture d’album paisible qui respire la béatitude, avec le retour de N’Dour aux chœurs et la guitare à cordes nylon si typique de Lô, délivrant un hymne à la tolérance. Cet album, témoin sur disque d’une période dorée de la musique africaine, sonne toujours aussi neuf aujourd’hui. Sans conteste, Né la thiass a sa place dans le canon des albums classiques de PAM. « Je trimballe ces chansons dans mes carnets depuis deux ans », écrivait Cheikh dans les notes de pochette originales. En effet, Né la thiass est le fruit de tout ce que l’artiste patient avait appris musicalement et spirituellement jusqu’au moment de l’enregistrement.