Il faut voir sur scène ces huit musiciens bondissants, capables de faire ressusciter les morts pour les faire danser. Alors que dire des vivants ? Emmenés par Emmanuel Ofori Kodjo, qui fut entre autres bassiste de Sarkodie, les membres de Santrofi avaient retourné le public du festival Rio Loco de Toulouse en juin 2022, faisant rebondir leur highlife dans toutes les têtes, et résonner leurs vibrations des fesses aux pieds des milliers de spectateurs qui dans leur écrasante majorité, les découvraient.
Car s’ils n’y étaient pas prédestinés (voir notre interview), ces jeunes gens se sont reconnectés à l’histoire d’une des plus riches musiques moderne du continent, qui accompagna la marche vers les indépendances et dont ET Mensah fut une figure tutélaire. Musique des élites menant la grande vie (d’où le nom « highlife »), inspirée par le swing américain et le calypso de Trinidad, elle allait y incorporer des éléments tout droit tirés des musiques du terroir. Devenue ultra populaire, les cuivres allaient dans les années 60 céder leur place aux guitares, qui allaient briller au firmament des années 70. Tout cela, c’était avant que ne s’ouvre l’ère des coups d’état, des couvre-feux, et de la crise économique qui ensemble allaient mettre un coup d’arrêt aux grands orchestres live et à la vie nocturne. Nombre de musiciens partirent en exil, et il faudra attendre le début des années 2000 pour que le highlife retrouve une place, d’abord sur les scènes européennes et américaines. Ebo Taylor, Pat Thomas, Gyedu Bley Ambolleh, autant de vétérans allaient retrouver un nouveau souffle. Et les jeunes Ghanéens dans tout cela ? Ils étaient passés à autre chose, oubliant le patrimoine des papas.
C’est tout l’intérêt de Santrofi : faire revivre, mais pas dans une nostalgie passéiste, cette musique capable de prendre de nouvelles couleurs et de surprendre ceux qui l’avaient oublié. Le groupe tire son nom d’un oiseau mythique akan, qui porte bonheur à celui qui l’aperçoit, et malheur à celui qui oserait l’enfermer. Mais son ancrage dans la tradition se marie à merveille avec l’appétit de nouveauté de ses membres, et le marient désormais aux flow des rappeurs ou des étoiles montantes de l’Afrobeats. Histoire d’être entendus de tous, et de devenir – qui sait – prophète en leur pays.
Comment est née l’idée de fonder Santrofi ?
Pour moi c’est important de protéger notre patrimoine ghanéen. Le highlife c’est une des choses qu’on peut exploiter, et attirer l’attention sur notre pays. Le genre est né au XXème siècle mais sa postérité s’est comme perdue parce que les gens s’accrochent à des genres différents venus d’ailleurs et négligent ce que nous considérons comme la culture originale du Ghana. Et puis, la plupart des gens qui font du highlife ont 50 ans et plus. Alors je me suis dit pourquoi ne pas monter un groupe qui fait du highlife, d’autant qu’on avait joué avec des légendes du genre et qu’on avait appris beaucoup à leur contact. Pourquoi ne pas poursuivre ce qu’ils nous ont légué ? Au départ c’était dans l’idée d’en faire juste un projet, mais quand Out There Records et Eiden Music nous ont découverts, ils étaient vraiment intéressés et ce sont eux qui nous ont amenés en Europe pour jouer. Et ça a tout changé : maintenant on y consacre plus de temps, on veut faire les choses encore mieux, et on a envie que ce son parvienne partout.
Tu as 30 ans, et on pourrait penser que, comme ta génération, tu serais plus dans le hiplife ou le hip-hop, qu’est-ce qui t’a ramené vers le patrimoine highlife ?
A dire vrai, je n’étais pas un grand fan de highlife quand j’étais plus jeune à cause de l’image vieillotte qu’avait cette musique. Quand tu grandis au Ghana tu écoutes davantage de hiplife ou de hip-hop ou encore d’autres genres qui ne viennent pas de chez nous. Mais j’ai eu la chance de tourner avec Ebo Taylor, et en l’accompagnant en Europe je me suis rendu compte qu’on avait dans notre musique ghanéenne quelque chose dont on ignorait nous-mêmes la valeur. Ebo Taylor par exemple, est bien plus considéré en Europe que chez nous. Donc si des étrangers aiment tant le highlife, c’est qu’il y a quelque chose dedans qui n’a pas de prix. C’est à partir de là que j’ai décidé de consacrer plus d’attention au highlife, de m’y plonger plus à fond pour le mettre en valeur. Et je ne l’ai pas regretté. J’ai joué aussi avec Pat Thomas, j’ai fait plusieurs tournées avec son groupe (le Kwashibu Area Band) et ça m’a donné une vision plus vaste de tout ce qu’on pouvait faire avec le highlife. Parce que chez nous, tout le monde – le moindre gamin a ça en lui, mais on préfère s’adonner à d’autres genres. Donc pour moi c’est important qu’on exploite cette musique, que j’estime capable d’être aussi populaire que le hip-hop, le rnb, le reggae, la pop ou l’Afrobeats.
Et quels sont les éléments que vous avez introduit dans le highlife, qui font la « Santrofi touch » ?
C’est pas simple à expliquer : le notre est métissé : les anciens avaient leur direction particulière, on a joué avec eux et on a gardé des éléments, des idées, dans leur manière de sonner et on a ajouté des paroles d’un genre différent, espérant forger un style rien qu’à nous. Car la plupart des chansons highlife des années 50 et 60 parlaient des problèmes du quotidien, les choses qu’enduraient les gens (un peu comme le hip-hop aujourd’hui), beaucoup même étaient des chansons de deuil. Et nous on s’est dit qu’on allait ajouter quelque chose de positif, donc quand tu écoutes nos paroles, du début à la fin on ne fait parler que de choses positives : l’amour, l’unité, ne soyez pas jaloux, tout ce que tu fais de bon te reviendra…
Comme dans la chanson « Alewa »…
Oui « Alewa » parle d’unité : que tu sois noir ou blanc, on est tous de terriens et il ne sert à rien de se battre entre nous. Aujourd’hui on en est encore à remarquer que les autres n’ont pas la même couleur, la même religion, que celui-ci a plus d’argent que moi, mais si des extraterrestres devaient arriver, disons de Jupiter par exemple, c’est là qu’on se rendrait compte qu’on est tous de la même planète. Donc arrêtons de nous battre et unissons-nous.
En fait, chez nous, Alewa c’est le nom d’un bonbon qu’on mangeait quand on était gamin : dessus, il y a des bandes noires et des bandes blanches, et si tu lèches les bandes noires, elles sont amères. Les blanches, elles, sont trop sucrées. Mais quand tu le prends tout entier dans ta bouche, les deux goûts se mélangent à merveille. Et c’est ce nom qu’on a choisi pour notre album.
En parlant de l’album (paru en 2020), il s’ouvre sur une chanson baptisée « Kokrokoo » qui, avec ses percussions et choeurs, sonne comme une musique purement traditionnelle…
Tu sais, le highlife a de multiples sources, et l’une d’entre elles – celle qui nous a inspiré ce morceau – s’appelle nyonkro. On chantait encore le nyonkro dans les années 1930-40 quand le roi arrivait, s’il avait un discours public à faire, ou encore lors de sa mort. C’étaient des femmes qui chantaient ça, en s’accompagnant aux percussions. Et nous, on veut utiliser toutes ces formes qui ont donné le highlife, avec des paroles différentes bien sûr. « Kokrokoo » est un terme pour accueillir, comme « bienvenue », mais il a aussi un autre sens : l’aube, et peut encore désigner quelque chose de large, de grand, d’apparence massive. Donc en ouvrant l’album avec « Kokrokoo », on dit bienvenue aux gens et on dit aussi : Santrofi s’éveille.
Sur l’album, il y a un titre qui m’a marqué : « Africa » qui commence par un discours de Kwame Nkrumah. Qu’est-ce qu’il représente pour toi ?
Kwame Nkrumah a toujours été quelqu’un qui voulait l’unité de l’Afrique et je prie pour que dans un futur proche ce vœu devienne réalité, parce que quand ce sera le cas, on vivra mieux en Afrique : on a tant de choses à mettre en commun ! Si ça arrive, ça nous aidera à faire comme les Etats-Unis ont fait. Donc la chanson dit unissons-nous, car l’unité apporte la paix, et c’était le projet qu’a toujours défendu Nkrumah.
Pendant longtemps, au Ghana – à la différence des autres pays d’Afrique, la figure de Nkrumah n’a pas été mise en avant, mais cela semble changer ces dernières années.
Quand tu reviens dans l’histoire, les gens qui font de grandes choses souffrent souvent de cela, mais les gens peu à peu deviennent éclairés : ils se plongent dans l’histoire et regardent ce qu’il a vraiment fait. Mais souvent, même quand quelqu’un fait des choses bien, il y a toujours des gens qui vont mettre en évidence les erreurs, même petites qu’il a faites, au point qu’on ne parle plus que de ça. Mais il a fait beaucoup pour nous… Aujourd’hui encore, on vit sur ce qu’il a construit. Moi-même quand j’étais petit, je ne l’aimais pas à cause de tout ce que j’avais entendu sur lui : qu’il avait été un mauvais dirigeant, qu’il avait tué des gens, et plein d’autres choses encore. Mais j’ai fini par comprendre qu’il avait une vision plus vaste : il ne pensait pas qu’au Ghana, mais à toute l’Afrique.
J’adhère vraiment à ce qu’il essayait de faire et s’il y était parvenu, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Donc je me suis plus documenté sur lui, j’ai compris tout ce qu’il avait fait, et en quelque sorte effacé les choses négatives qu’il avait pu faire. Repose en paix Dr Kwame Nkrumah, « le rédempteur » (osyagefo, l’un des surnoms du dirigeant ghanéen – NLDR). On t’aime. Je prie pour que dans les dix prochaines années, on ait un groupe de dirigeants qui aient ce genre de vision, tournés vers le même but que Nkrumah. Ça nous propulserait vers le futur.
Tu as 30 ans, et comme tu l’as expliqué, les jeunes au Ghana n’écoutent pas de highlife. Quand vous invitez un célèbre rappeur ghanéen comme Yaw Tog, c’est une manière justement de les amener sur le terrain de votre musique ?
Yaw Tog… c’est un gars incroyable ! Avec lui on fait ce projet « Deep into highlife ». Cette histoire est arrivée pendant le Covid-19 : Heikki Eiden (musicien mais aussi tourneur allemand) et Jay Rutledge (Dj et journaliste musical allemand) nous ont proposé de réunir plusieurs générations de musiciens qui dans leur musique, étaient influencés par le highlife, et des les associer au highlife original que nous faisons. C’est ainsi qu’on a invité Yaw Tog, un des jeunes rappeurs du Ghana qui ne joue jamais en live, et il a été emballé par la proposition. On a repris quatre chansons de son répertoire en les jouant version highlife, et lui chantait. On a fait plusieurs concerts et ça a été une expérience énorme. À présent, on veut sortir un EP avec lui, où la trap rencontre le highlife, ça devrait paraître bientôt. Et donc quand on fait des concerts avec Yaw Tog, qui a un public important, les jeunes qui l’écoutent, l’entendent avec une toute autre musique. On a aussi enregistré avec AK Yeboah, un des musiciens prolifiques des années 60 et 70 ou encore avec AB Crentsil (un autre vétéran, NDLR). Et puis avec Kamido – une des étoiles de la nouvelle génération Afrobeats, et enfin avec Black Sherif. Bref, à travers ces collaborations, oui, on cherche à faire en sorte que le highlife soit aussi connu que les autres genres en vogue.
Depuis 50 ans, il y a eu des pays qui ont dominé la scène musicale africaine : le Congo (RDC), la Côte d’Ivoire, aujourd’hui le Nigéria… le prochain, c’est le Ghana ?
Aujourd’hui les Nigérians font plein de bonnes choses, et développent de super stratégies. Pas nous au Ghana. On sera peut-être les prochains comme tu le suggères, si on est une nation suffisamment intelligente pour apprendre des choses de ce qu’ils font, avant de les mettre en pratique pour nous-mêmes. Car ils sont sacrément en avance : l’Afrobeats, j’en suis sûr, sera d’ici 4 ans aussi populaire que les sons des Beyonce et autres Rihanna. Mais après l’Afrobeats, qui sera le prochain ? … le highlife ! L’Afrobeats s’inspire du highlife, toutes les chansons ont en elles du kwao, un des genres à la source du highlife. Tu vois, notre chanson « Alewa », elle a la même progression d’accords que celle que Wizkid a enregistrée avec Tems. C’est la même progression, et c’est tout simplement du kwao, un truc ghanéen. Mais ils l’ont pris et y ont ajouté quelques éléments. Et nous alors, les propriétaires de ce style ? Eh bien si tu n’accordes pas de valeur à ce que tu as, rien d’étonnant à ce que d’autres s’en emparent. Dès lors, le mérite ne nous revient pas. Voilà pourquoi on essaye d’être entendu, voilà pourquoi on veut faire éclore ce son-là.